
Séjour au gîte de La Châtaigneraie
Episode 2 Un talent caché
« Voyons ma chérie, tu sais bien que ce n'est pas moi qui m'occupe de faire les routes. » Sans quitter des yeux le chemin cahoteux, Basile prend la main de Thérèse et y dépose un baiser. « Nous sommes presque arrivés. Je te promets que tu te sentiras mieux dans peu de temps. »
Thérèse soupire exaspérée, elle aurait dû se charger de faire l'itinéraire mais elle avait été prise par les derniers détails de la vente de l'entreprise. Elle se renfrogne. Il ne s'était pas préparé en avance comme il aurait dû le faire. C'était toujours comme ça avec lui, elle se demande comment il avait pu s'en sortir sans se perdre ou mettre en difficulté l'entreprise familiale lors de ses voyages d'affaires. Le regard perdu dans le défilé de champs et de bosquets vallonnés, Thérèse repense à leur rêve qui venait de prendre fin. Au début, cela avait été difficile, il avait fallu tout organiser. Ils voulaient être parmi les premiers à proposer des produits des quatre coins du monde dans l'Hexagone n'allait pas reposer que sur le réseau et l'argent des parents de Basile. Ils avaient travaillé jours et nuits, voyagé, dégusté et testé tout ce qui pouvait intéresser leurs futurs clients. Puis elle était tombée enceinte. Ce n'était pas voulu, pas le meilleur moment non plus, mais que pouvait-elle y faire ? Elle continua à travailler et rapidement une nouvelle répartition des tâches se fit : elle restait au bureau tandis que lui rencontrait les partenaires commerciaux. Ce n'était pas une décision facile mais c'était pour le mieux. Entre ses mains, elle avait transfiguré l'entreprise, FoodWorldWide. Ils distribuèrent des produits dans chaque magasin de leur région, de l'épicerie de quartier jusqu'au supermarché. Ils avaient prospéré. Mais tout à une fin, ils s'étaient résolus à vendre, leurs fils ayant choisi des carrières différentes. C'est en partie pour cela qu'elle avait accepté de faire ce séjour, Basile lui avait décrit le dépaysement que la campagne lui offrirait, lui permettant de ne plus penser à la cession qui avait eu lieu quelques jours auparavant.
Habitué au caractère de son épouse, Basile, sait plus que quiconque ce qu’elle traverse. Cependant il n'est pas aussi affecté qu'elle par le nouveau chapitre qui s'ouvre devant eux. Il faudra se faire à un nouveau rythme, c'est tout. Il se met à fredonner la mélodie qui passe à la radio. Il avait déniché le tout dernier modèle qui lui permet de capter les fréquences à longue distance, une exclusivité en France. Il éponge son front avec sa manche, il fait déjà très chaud mais il ne peut pas allumer la climatisation. Son GPS, envoyé du Japon par un partenaire commercial devenu son ami, consomme trop pour pouvoir être utilisé en même temps. Afin de préserver la paix, il ne l'a pas dit à Thérèse et avait prétexté un encrassement des filtres à air pour justifier l'ouverture des fenêtres. L'habitacle est traversé de courants d'air violents et plusieurs insectes s'y retrouvent piégés.
Le voyage n'a pas été de tout repos mais ils seront bientôt à destination. Au bout du chemin de terre une cour en gravier encerclée par des haies marque l'entrée du gîte de La Châtaigneraie. Au centre, un long bâtiment de plusieurs étages en pierres jaunes ocres et poutres apparentes avec le toit incliné recouvert d'ardoises, qui se découpe sur le ciel bleu azur parsemé de petits cumulus. A droite, une basse-cour avec des poules et des cailles. A gauche, un pré où paissent des moutons à la tête noire et à la laine bien fournie. De part et d'autre du domaine, la forêt de châtaigniers s'étend à perte de vue.
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Dans la cour, un jeune homme au ventre émergeant légèrement de sous son t-shirt bleu turquoise les attend tenant un bloc note. D'un signe de la main, il indique à Basile où se garer.
« Bienvenue à vous deux ! Je suis Wahid et mon rôle sera de vous accompagner avec le reste de l'équipe durant tout le séjour. » Avec un grand sourire, il redresse ses lunettes et leur donne un coup de main pour sortir les bagages du coffre et les conduire dans le hall. Ils doivent se rendre dans la grande salle qui donne sur l'arrière du corps de ferme pour suivre le discours d'introduction. Tout le monde est déjà là et ils prennent place sur un banc.
Entre Sophie et Wahid, se tient une femme de taille moyenne avec la coupe au bol. Tous portent un t-shirt turquoise avec un sourire jaune au centre. Sophie se présente en premier, elle est celle qui a organisé le séjour et qui va coordonner les activités durant la semaine. Ensuite, se présente l'inconnue, Julie, elle est professeure d'activités physique adaptée et aura comme mission principale d'animer les séances qui auront lieu chaque matin. A ces mots quelques personnes se mettent à râler et Wahid prend la parole, annonçant qu'il est chargé de projet et que sa mission concerne tout sauf le sport, faisant rire l'assistance. Avant de démarrer l'atelier de l'après-midi, Sophie ajoute que Miguel, le chef cuisinier, dont le train a eu du retard, fera également partie de l'aventure.
Basile est assis en face de Colette à l'extrémité de l'une des longues tables en bois massif couleur café, encadrées de bancs. Il se souvient vaguement de sa présentation il y a quelques semaines. Elle avait montré une carte avec un chien chicos. Elle avait à peu de chose près, la même tenue qu'aujourd'hui et surtout la même expression inquiète qui déforme ses traits. Son petit sac en cuir brun est vissé sur ses genoux une main crispée sur le dessus.
Basile se racle la gorge et essaye de trouver un moyen de briser le mur de glace en face de lui. Tous les autres binômes discutent avec animation. Il était pourtant connu pour dérider chaque vendeur réfractaire à l'idée de faire affaire avec lui. Mais là il se sent désemparé, jouant avec le revers de sa chemise hawaïenne préférée.
Son regard se reporte sur la feuille devant lui, où sont listées les questions qu'il faut poser à son partenaire. Basile soupire et se lance.
« Ça te va si je commence ? » Elle lui répond par un hochement de tête. « Bon pour la première question, je dirais qu'une des habitudes que j'ai c'est de faire une promenade digestive après le déjeuner. Ça me détend et il parait que c'est bon pour la santé. » Il se penche en avant et ajoute tout bas, « Et ça me permet d'éviter de faire la vaisselle. » ponctue-t-il d'un clin d'œil.
Attentif, il discerne un tressaillement au coin de la bouche de Colette avant qu'elle ne se penche pour noter ce qu'il vient de dire.
« Et toi qu'est-ce que tu aimes faire ? »
« Je dirais que ce que j'aime le plus faire depuis que je suis à la retraite, c'est lire. »
« Super ! Quel genre tu préfères ? » demande Basile, soulagé d'entendre enfin sa voix.
« Hum ... plutôt du polar, je suis assez classique. Je viens de terminer La princesse des glaces de Camilla Läckberg, je ne sais pas si tu connais ? C'est l'histoire d'une auteure qui mène l'enquête autour de la mort d'une de ses amies. C'est suédois, il y a tout un courant d'auteurs nordiques dont les histoires se passent dans une atmosphère glaciale et qui permet de faire une critique de la société. C'est intéressant parce qu'il faut... Oh pardon je me suis emballée. » s'interrompt-elle en rougissant.
« Ne t'en fais pas, c'est toujours agréable d'écouter quelqu'un de passionné. » la rassure-t-il avec un sourire. « Passons à la suite, d'accord ? »
« Okay, celle-ci. Quel est ton talent caché ? »
« C'est normalement un secret mais je suis magicien. » dit-il en reprenant son air conspirateur.
« Oh ! » fait Colette visiblement surprise. « Tu pourrais faire un tour ? »
Basile semble n'attendre que ça. Il fait un geste théâtral avec ses doigts devant son visage et sort un paquet de cartes de son bermuda. Il se précipite vers la table avec les boissons et se saisit du couteau qui a servi à couper le quatre quarts. Il essuie les miettes avec sa chemise et installe méthodiquement son matériel devant lui. Il étale les cartes sur la table.
« Choisis une carte, tu peux la regarder mais ne me la montre pas. » Colette s'exécute tout en scrutant les faits et gestes de Basile. « Très bien, maintenant, tu vas la replacer où tu veux dans le paquet. » Il manipule les cartes, séparant le paquet en trois tas puis les mélangeant. « Je vais faire défiler les cartes en les tenant par l'une des extrémités et toi tu devras placer le couteau au moment où tu penses que ta carte apparaît. »
Hésitante, Colette prend le couteau, et à ce stade du tour, Wahid et Edith, qui réalisent l'atelier juste à côté d'eux, ont cessé de discuter.
« Je vais y aller doucement. A toi de jouer quand tu le sens. »
Colette se concentre et lorsque la moitié du paquet est passée, elle arme sa main et enfonce la lame entre les cartes. On peut entendre Edith avaler brusquement de l'air. Basile sort le couteau avec la carte sur laquelle il est placé et s'apprête à la révéler triomphalement quand, emporté dans son geste, le couteau bascule et lui entaille l'intérieur du pouce. Une fois le choc passé, Basile ignore Edith qui hyperventile à sa droite et brandit la carte de son autre main.
« C'était celle-là ? » demande-t-il avec un large sourire.
Colette secoue la tête et ouvre son sac d'un coup sec. « Tu sais quoi ? Heureusement que mon talent caché à moi c'est d'avoir ce qu'il faut pour toutes les occasions. »
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L'humeur de Thérèse ne s'est pas améliorée avec le brise-glace, bien au contraire. Annabelle, il avait fallu qu'on la mette en binôme avec Annabelle ! Elle avait appris qu'Annabelle préférait passer le plus de temps possible avec ses dix-sept petits-enfants dans son IMMENSE maison et que son talent caché était de mettre l'ambiance n'importe où. Ouais c'est ça ! C'est plutôt de pouvoir endormir quiconque se retrouve piégé dans ses bavardages inutiles. Elle a osé comparer ses qualités de logisticienne aux siennes alors qu'elle doit au mieux organiser des kermesses dans le fond de son trou perdu.
Rhaa, et il avait fallu faire son portrait aux autres. Cela lui avait demandé toute son énergie pour dresser le portrait le plus flatteur avec les informations qu'elle avait réussi à mémoriser. Thérèse s'affale dans la chaise longue à côté de celle d'Hortense. Les deux femmes se saluent d'un signe de tête avant de se focaliser sur la partie de pétanque, qui se joue devant elles.
Thérèse avait eu le temps de s'installer dans leur chambre après le dîner. Elle avait été agréablement surprise au moment d'entrer dans la pièce spacieuse qui se composait d'une salle de bain, d'une kitchenette et d'un grand lit double. La décoration était un peu vieillotte avec la tapisserie aux couleurs ternies représentant des scènes de la vie à la campagne, les meubles en bois massifs et les bibelots en fer forgé. Heureusement que la tuyauterie n'était pas d'époque.
La plupart des participants étaient déjà partis se coucher tandis que les autres voulaient profiter des derniers rayons du soleil. Sur la zone terreuse derrière la bâtisse principale, Basile et Rose-Jane affrontent Leonora et Annabelle à la pétanque. Diego s'excuse avant de rejoindre le second bâtiment dans lequel se trouvent les appartements pour les personnes qui ont des difficultés à se déplacer. Le cri de joie poussé par Leonora, qui vient de déloger la boule de l'équipe adverse et ainsi de remporter la partie, attire l'attention. Elle saute dans tous les sens, les perles aux extrémités de ses tresses cliquetant à chaque bond. La lumière rougeoyante du crépuscule ajoutant des reflets cuivrés à sa peau noisette.
Alors qu'Annabelle se prépare à lancer, Hortense se penche vers Thérèse.
« Comment ça va depuis le temps ? »
« Ça va et toi ? » répond Thérèse sans prendre la peine de la regarder.
« Mouais ... J'ai entendu dire que vous aviez vendu. Ça doit faire bizarre ... »
« Humm. »
« Et comment vont les enfants ? Sam m'a dit qu'Eliot était devenu pharmacien, vous devez être fiers ! Nous les garçons ont repris le magasin mais j'ai plus l'impression que c'est toujours moi qui gère. Au moins je suis pas toute seule à la maison avec Richard. Depuis son accident c'est devenu ... » Hortense laisse la fin de sa phrase se perdre dans l'air, ce qui pousse Thérèse à tourner la tête. Elle a le regard perdu et une ride profonde lui barre le front. Cela fait des années qu'elles ne sont pas retrouvées dans la même pièce. Ses traits sont plus marqués et son épais maquillage dissimule à peine les cercles noirs autour de ses yeux.
« Oui on est très fiers de nos enfants. On aurait aimé qu'au moins l'un d'eux reprenne l'entreprise mais ils doivent suivre leur voie. » Thérèse se lève. « Bonne nuit. On va avoir besoin d'être en forme, les choses sérieuses commencent demain. »